Perspectives issues de la pratique
Dans ce chapitre, nous résumons les défis qui se posent à chaque niveau de la chaîne de valeur. En outre, nous avons interrogé à chaque niveau une personne disposant d’une vaste expérience dans la production et la transformation de protéines végétales en Suisse.
Grâce à ces experts et à nos propres recherches, nous avons établi une liste de bonnes pratiques que nous donnons à ceux qui souhaitent s’essayer à ce nouveau domaine.
Défis
Niveau de la filière | Défis |
---|---|
Production | – Aspects agronomiques de la culture ; – chaîne de transformation pas encore bien établie ; – variétés ; – qualité des semences ; – rendement fluctuant. |
Centres collecteurs | – absence de directives ; – petits lots ; – cellules de stockage. |
Nettoyage spécial | – Variétés différentes et qualité fluctuante ; – absence de directives ; – investissements ; – machines spéciales. |
Moulins à céréales | – Investissements nécessaires ; – souvent grandes quantités nécessaires. |
Transformateurs finaux | – Marché encore inconnu ; – souvent, seules de petites quantités sont disponibles en Suisse ; – qualité ; – étape de transformation manquante en Suisse. |
Bonnes pratiques
- Lors de la mise en place de nouvelles cultures, il faut être conscient d’un certain risque.
- Communiquer ouvertement entre les différents niveaux sur la qualité, les prix, etc.
- S’annoncer suffisamment tôt lors du nettoyage pour que le produit soit rapidement transformé.
- Vérifier la chaîne logistique avant de planter.
- Les producteurs/productrices doivent déjà travailler proprement dans le champ afin d’éviter des frais de nettoyage inutiles.
- Les infrastructures et les technologies doivent être mises en place.
- Le produit final doit être de qualité supérieure, car si les consommateur-trice-s font une mauvaise expérience, ils ne le choisiront plus.
Expert-e-s
Nous avons demandé aux personnes interrogées de nous donner leur avis sur la manière dont le marché des légumineuses va évoluer dans les années à venir, sur les cultures qui, selon elles, auront le plus de succès et sur ce qu’elles considèrent comme les difficultés et les défis de ces nouvelles cultures.
Pour voir les détails des interviews, il suffit de cliquer sur les personnes qui vous intéressent.
Beat Derrer

Beat Derrer est un producteur de l’Oberhasli, dans le canton de Zurich. Beat cultive différentes cultures annuelles, des surfaces de compensation écologique et des prairies permanentes sur une surface de 55 ha. Sur la suggestion d’un ami qui produit des aliments végétariens, il a commencé à cultiver 1 ha de pois chiches conventionnels en 2021. Selon lui, la mise en place d’une nouvelle culture est toujours intéressante pour de nombreux producteurs, mais elle comporte aussi des risques et beaucoup d’incertitudes. Heureusement pour lui, sa Landi a pu lui offrir 200 kg de semences en provenance de France. Après une mauvaise année comme celle de 2021, Beat a eu une très bonne année 2022 et a pu récolter 2,5 tonnes sur son hectare. Ces pois chiches seront à l’avenir nettoyés et séchés par Getreide Züri Nord et vendus à l’industrie, car il n’est pas équipé pour la vente directe.
Selon les estimations de Beat, la demande de pois chiches suisses va continuer à augmenter au cours des trois à cinq prochaines années, car les tendances telles que le sans gluten, le végétarien et la richesse en protéines sont en plein essor et les pois chiches correspondent à toutes ces tendances. Pour l’instant, il n’est pas intéressé par l’utilisation de plus de terres ou la culture d’autres protéagineux, car le risque serait trop grand.
Bien que 2022 ait été une année particulièrement bonne pour les pois chiches, il reste encore beaucoup de questions et d’incertitudes. Il va continuer avec la variété qu’il a reçue de Landi, mais de nombreux aspects agronomiques doivent encore être clarifiés : les pois chiches ont-ils besoin d’une longue rotation comme les autres légumineuses, l’inoculation est-elle nécessaire, quelle est la meilleure culture précédente, quelle est la meilleure période pour semer, quel est le prix à demander, etc.
Anik Thaler

Anik Thaler est cofondatrice de Fabas. Fabas fabrique des produits finis et semi-finis, tous à base de protéines végétales, avec des ingrédients provenant exclusivement de Suisse. Fabas veut offrir une alternative à la viande non seulement aux consommatrices, mais aussi aux producteurs. Anik est d’avis qu’on ne peut pas imposer aux producteurs de réduire la production animale sans leur proposer une autre option intéressante.
Fabas utilise comme source de protéines des pois, des pois chiches et des féveroles, des cultures qui ne sont connues que depuis peu de temps en Suisse pour la consommation humaine. Pour cette raison, il n’y a pas de logistique existante ni de prix prédéfini, ce qui était et reste un défi. En tant que start-up, ils ont donc mis en place eux-mêmes la logistique de A à Z, et pour les prix, ils se sont toujours basés sur une communication ouverte avec les producteurs/trices.
Pour les prochaines années, Anik prévoit une augmentation de la consommation, en particulier pour les pois chiches, la féverole et les pois protéagineux. Pour les pois chiches, le risque est grand, mais elle voit surtout les avantages pour la vente directe, car après la récolte, les producteur-trice-s n’ont plus qu’à sécher et à trier le produit pour le vendre aux client-e-s. D’autre part, la féverole et les pois protéagineux sont bien mieux adaptés au climat suisse, et il suffit que les consommateur-trice-s se familiarisent davantage avec ces cultures pour voir une augmentation significative de la consommation.
Melanie Rediger

Melanie Rediger est responsable des légumineuses et des grandes cultures spéciales chez Biofarm. La coopérative Biofarm commercialise plus de 200 produits, tous de qualité bio et principalement d’origine suisse. En tant que responsable des légumineuses, elle constate que l’intérêt pour les protéines végétales ne cesse de croître et est convaincue qu’il en sera ainsi au moins dans les années à venir. Actuellement, la demande est supérieure à l’offre, notamment pour les pois chiches, les lentilles et les haricots à écosser. En ce qui concerne les prix, elle voit une grande différence entre les produits suisses et les produits importés, en raison des coûts plus élevés de la culture et de la transformation, mais aussi du risque élevé de la culture, ce qui doit se traduire par un prix à la production correspondant. Malgré une différence de prix considérable, le marché des légumineuses biologiques suisses est cependant loin d’être saturé.
Comme pour toutes les nouvelles cultures, les défis pour la production et la logistique sont multiples. Pour les pois chiches, les lentilles et les haricots à écosser, il y a encore beaucoup à faire en termes de variétés, de qualité des semences et de rendement fluctuant d’une année à l’autre. La logistique est problématique car peu d’entreprises peuvent travailler avec ces petites quantités et plusieurs étapes sont nécessaires pour avoir un produit final de qualité. Les différentes opérations de tri doivent souvent être effectuées dans différentes entreprises et ces entreprises ont souvent pour priorité le nettoyage des semences, de sorte que les produits récoltés en été ne peuvent souvent être nettoyés définitivement qu’au printemps suivant.
Pour la féverole et le pois protéagineux, ce n’est pas tant le rendement ou les variétés qui posent problème, car ils sont cultivés en Suisse depuis des années pour l’alimentation animale. C’est plutôt la méconnaissance de ces cultures par les consommateur-trice-s et la présence d’un coléoptère qui diminue fortement la qualité du produit final. Pour ces cultures, une forte communication est nécessaire afin de mieux faire connaître le produit.
L’un des conseils qu’elle donne aux producteurs et productrices est qu’il est important d’être conscient des risques liés à ces « nouvelles cultures ». Même si le prix semble alléchant, il s’agit de cultures relativement peu connues qui présentent de nombreux défis, et le risque de ne pas avoir de récolte est élevé et concret.
Adrian Schneeberger

Adrian Schneeberger est chef de silo chez Getreide Züri Nord. En tant que chef de silo, Adrian est la première personne à laquelle le producteur de légumineuses s’adresse dès que la récolte est rentrée, et Adrian voit donc le produit dans son état brut avant qu’il ne soit trié. Getreide Züri Nord est un centre collecteur important dans la région de Zurich, qui nettoie d’abord le produit à l’aide de tamis, puis le sèche à l’air chaud afin de le rendre apte au stockage, jusqu’à un taux d’humidité de 13 à 13,5 % pour les légumineuses. Une particularité est qu’ils disposent d’un petit séchoir sur leur site de Niederhasli, ce qui leur permet de traiter de petites charges,, dans leur cas 1200-1300 kg. Dans de nombreux autres centres collecteurs, les quantités minimales sont au moins dix fois plus importantes.
Adrian constate une augmentation des demandes de producteur-trice-s souhaitant produire des légumineuses et s’attend à ce que cet intérêt augmente encore. Actuellement, ils ont déjà de l’expérience avec les pois chiches, les lupins, les pois protéagineux et les féveroles, bien que ceux-ci aient souvent été destinés à l’alimentation animale. La difficulté pour eux est justement de distinguer un produit destiné à l’alimentation humaine ou animale, car il n’existe pas encore de directives définissant des critères de qualité.
Un conseil qu’il souhaite donner à tous les producteur-trice-s qui souhaitent produire des légumineuses est de contacter leur centre collecteur le plus tôt possible. Il faut vérifier si le centre collecteur est en mesure de travailler avec de petites quantités, s’il dispose des tamis nécessaires et, surtout, s’assurer que le timing est correct. Il est très important d’apporter le produit au centre collecteur le plus rapidement possible afin d’éviter la formation de moisissures, et sans coordination, le centre collecteur risque d’être déjà complet.
David Villiger

David Villiger est directeur et propriétaire chez Eichmühle Getreide Center AG dans le canton d’Argovie. L’Eichmühle AG propose principalement deux services : Collecte de céréales et transformation de céréales et autres produits. Il est donc positionné dans la chaîne d’approvisionnement soit immédiatement après la récolte, soit après le pré-nettoyage et le séchage du produit par d’autres centres collecteurs. David est donc confronté quotidiennement à la question de la qualité après la récolte.
Les premières demandes de producteur-trice-s et de client-e-s concernant la transformation de légumineuses ont commencé il y a environ 5 ans. Depuis, les demandes n’ont cessé d’augmenter. Bien qu’il s’agisse actuellement d’un marché de niche, David est convaincu que le marché va considérablement se développer dans les années à venir. Cela est dû à l’augmentation de la demande en protéines végétales, à l’amélioration constante de la technologie, à un climat qui favorise les plantes thermophiles et à l’intérêt des producteurs pour la culture de nouvelles plantes. Il a donc investi dans de nouvelles machines et le moulin peut maintenant produire un produit final presque pur à 100 % en séparant le poids, la forme, la taille, l’impact et la couleur. Celui-ci peut également être décortiqué à la demande des clients. Ces machines leur permettent également de produire différentes qualités comme des pois chiches entiers ou des pois chiches fendus. Comme le produit doit passer par ces 10 machines au total, la quantité minimale qu’elles peuvent traiter est de 2 à 4 tonnes, selon le produit. Pour des quantités inférieures, le produit risque d’être soumis à une trop forte contrainte mécanique, ce qui l’endommagerait, jusqu’à ce que toutes les machines soient réglées de manière optimale.
Le plus grand défi pour eux réside dans le fait qu’il existe encore relativement peu de connaissances en Suisse sur ces produits et que les qualités sont très différentes selon la variété, les conditions climatiques, etc. Pour l’instant, le produit final est toujours examiné avec le client et des conditions de prise en charge sont actuellement créées dans le secteur.
Un conseil qu’il aimerait donner aux producteur-trice-s : même si Eichmühle dispose de très bonnes machines de triage, il est important de battre le produit le plus proprement et le plus sec possible lors de la récolte, afin de réduire le risque de détérioration du produit et de ne pas augmenter inutilement les coûts de nettoyage. David se réjouit de toute demande ou prise de contact.
Valérie Vincent

Valérie Vincent est responsable de l’innovation au sein du Groupe Minoteries SA (GMSA). GMSA est un groupe suisse de moulins dont le siège se trouve à Granges-près-Marnand dans le canton de Vaud. Il transforme, affine et commercialise une palette de produits, dont les légumineuses. En tant que maillon de la filière, les moulins représentent une étape importante dans la transformation des légumineuses.
En tant qu’un des plus grands acteurs du marché suisse des céréales, GMSA suit également les évolutions de la consommation autour des substituts de viande d’origine végétale. Une critique importante et souvent répétée sur le marché est le manque de disponibilité de matières premières et de produits semi-finis suisses pour la fabrication de ces produits. Pour combler cette lacune, GMSA a créé la joint-venture Protaneo SA avec IP-SUISSE et Feldkost AG, qui a été lancée fin 2022. La récolte 2023 permettra de fabriquer pour la première fois un extrudat dont la filière est située à 100 % en Suisse. Le produit fini pourra par exemple être utilisé pour remplacer la viande hachée et sera vendu à l’industrie, à la restauration ou directement aux consommateur-trice-s.
L’orientation stratégique des trois partenaires permet de couvrir toute la filière, du champ à l’assiette. Avec IP-SUISSE, toutes les questions techniques de culture, les négociations avec les producteurs et l’organisation des centres collecteurs sont couvertes. La fabrication du concentrat de protéines et de l’extrudat sera assurée par GMSA. La startup Feldkost AG, qui a déjà de l’expérience dans l’extrusion à sec, accompagnera la fabrication de l’extrudat grâce à son savoirfaire. Les investissements ont surtout été nécessaires pour les machines de préparation des légumineuses (par exemple le décorticage) ainsi que pour la fabrication du concentré. Les technologies d’extrusion existent déjà chez GMSA depuis plus de 20 ans pour différentes céréales. Ainsi, GMSA est la première entreprise en Suisse à pouvoir produire des concentrat de protéines à partir de légumineuses.
Pour la phase pilote pendant la récolte 2023, 100 tonnes de concentrat sont prévues dans un premier temps, ce qui correspond à environ 500 tonnes de légumineuses ou 150 ha de surface cultivée. Cette quantité devrait toutefois évoluer au cours des cinq prochaines années pour atteindre 600 t de concentrat. Le développement effectif sera toutefois réglé par la demande sur le marché. Protaneo travaillera avec des pois protéagineux et des féveroles, cultures les plus prometteuses pour la transformation industrielle et pour lesquelles il existe déjà des expériences. Le lupin pourrait également être intéressant, mais l’un des problèmes est qu’il est très allergène, comme le soja.
Selon Valérie, l’évolution vers davantage de protéines végétales se poursuivra, mais elle s’essoufflera tôt ou tard. Pour l’instant, il existe un marché en pleine croissance pour les produits contenant des ingrédients 100 % suisses. L’accent mis sur les substituts végétaux de viande évolue constamment. Alors qu’au début, l’objectif était de fabriquer un produit purement végétalien, la question de savoir comment ces produits pouvaient être fabriqués de manière plus saine (moins d’additifs, de sel, etc.) s’est de plus en plus posée avec le temps. Aujourd’hui, l’évolution va de plus en plus vers des ingrédients régionaux. Ce marché restera probablement une niche, d’une part parce que les prix sont tout simplement plus élevés que ceux des produits importés et d’autre part parce que la teneur en protéines du concentré issu de ce procédé ne convient pas à tous les produits.
Andreas Messerli

Andreas Messerli est directeur chez Hilcona Agrar AG. En tant que grand fabricant de produits alimentaires, Hilcona se trouve dans la dernière partie de la filière et dispose, en plus d’une expertise de longue date, d’une large palette de produits à base de protéines végétales. Andreas, en tant que directeur de Hilcona Agrar AG, se penche depuis longtemps sur le thème des protéines végétales. Il prévoit une augmentation de la demande en sources de protéines végétales dans les années à venir. La demande des consommateur-trice-s pour des aliments végétariens et riches en protéines produits localement va continuer à croître. Andreas souligne qu’il existe différents types de produits de haute qualité: Des produits plus simples et traditionnels, comme le tofu ou la pâte à tartiner (par exemple l’houmous), aux produits végétariens comme les escalopes de légumes, en passant par des produits plus élaborés, comme les alternatives à la viande, fabriqués par le procédé dit d’extrusion. Ces produits couvrent différentes préoccupations des consommateur-trice-s, mais leur fabrication est plus ou moins complexe. L’approvisionnement local en matières premières n’est donc pas toujours aussi simple.
Pour les alternatives à la viande en particulier, les possibilités et les défis sont énormes. Il faut garder à l’esprit qu’une entrée sur le marché avec un produit médiocre pourrait nuire à la confiance des consommateur-trice-s nouvellement acquis, qui se méfieraient de ces produits et renonceraient à les acheter à nouveau. D’après Andreas, la grande percée aura lieu lorsque les prix des alternatives à la viande seront inférieurs à ceux de la viande elle-même. Pour y parvenir, l’exploitation des économies d’échelle dans la production jouera un rôle essentiel.
Hilcona transforme aujourd’hui en particulier le soja, les pois chiches et les haricots à écosser et voit de grandes chances mais aussi des défis pour les matières premières d’origine suisse. Une première réussite a été le soja bio suisse et la fabrication de tofu, un produit commercialisable à partir de matières premières suisses. Mais ce n’est pas encore le cas pour d’autres légumineuses. Les plus grands défis sont en premier lieu la disponibilité et la sécurité d’approvisionnement, une qualité élevée et stable et, en fin de compte, le prix. De plus, il y a toujours le risque que les produits fabriqués à partir de matières premières locales n’aient pas le succès escompté sur le marché et qu’il faille chercher d’autres alternatives.
L’utilisation de matières premières exclusivement suisses pour les alternatives à la viande se heurte encore à de nombreux obstacles. Les supports protéiques riches en protéines doivent d’abord être préparés pour pouvoir être extrudés. Cette partie de la chaîne de transformation n’est pas encore développée en Suisse et les infrastructures adéquates font défaut jusqu’à présent. La mise en place de telles infrastructures et technologies en Suisse sont des conditions de base décisives pour apporter encore plus de Swissness au marché en plein essor des alternatives à la viande.